Entretien avec Alain Coheur, directeur des affaires internationales et européennes de Solidaris
Solidaris est une mutualité comme le disent nos amis belges, elle est avant tout considérée par ses membres comme un organisme qui rembourse les soins de santé et paie les indemnités de maladie, elle intervient au premier euro.
La loi belge du 6 août 1990 définit une Mutualité comme « une association sans but lucratif qui, dans un esprit de prévoyance, d’assistance et de solidarité, a pour but de promouvoir le bien-être physique, psychique et social de ses membres ». Solidaris est un acteur du Manifeste pour un nouveau pacte social et écologique, il nous est paru important de vous le faire partager dans cette période préélectorale pour les Européens et qui s’adresse avant tout aux acteurs de la cohésion sociale.
Face aux dérèglements économiques, sociaux, politiques, environnementaux qui ne cessent de détruire nos conditions d’existence, certains font le choix du « chacun pour soi » ; nous faisons celui de la solidarité et de l’intelligence collective.
C’est dans ces termes que le Manifeste se conclut. Si vous souhaitez prendre connaissance du document et y adhérer, rendez-vous sur http://pactesocialecologique.org/
- Quelles dynamiques ont été à l’origine de ce Manifeste : constat, parties prenantes, la démarche entreprise pour sa réalisation ?
A l’origine, une vingtaine de spécialistes de la protection sociale (mutualistes, syndicalistes, hauts-fonctionnaires de l’État Social, professeurs d’université, etc.), tous progressistes mais d’horizons divers, ont voulu réfléchir sur l’avenir de la sécurité sociale en Belgique. Puis le cadre de réflexion s’est élargi à l’Etat social en général, puis l’idée d’écrire un Manifeste s’est imposé. Le but est de mobiliser autour de l’Etat social, mais aussi de susciter le débat, éventuellement critique. Ce n’est pas un programme de parti ni un catalogue de propositions. Ce n’est pas non plus le pacte lui-même, mais un appel à travailler collectivement à un nouveau pacte social et écologique. Il s’agissait aussi de proposer un récit qui donne sens à notre histoire depuis 1945, et qui donne sens aussi à l’avenir.
- En quelques mots quels sont les axes de réflexions et propositions ?
Nous décrivons d’abord l’Etat social. Trois piliers : la sécurité sociale, avec ses trois branches principales (chômage, santé, retraites) ; les services publics et le droit social. Trois dynamiques politiques ensuite : des politiques de régulation de la monnaie, du crédit et de l’investissement ; des politiques de redistribution, via les cotisations et l’impôt progressif ; des politiques de concertation sociale entre partenaires sociaux, enfin. Puis nous en racontons l’histoire depuis le Pacte social de 1944. Même si ce pacte n’a pas évincé les inégalités sociales, il a largement contribué à les diminuer, à renforcer la cohésion sociale à l’intérieur des États et entre eux ainsi qu’à améliorer les conditions de vie de l’ensemble des citoyen-ne-s. Nous essayons ensuite de décrire la contre-offensive du néolibéralisme, en deux temps : dans les années 1990 et 2000, il y a encore un compromis (lé sécurité sociale est sauvegardée, mais les services publics sont privatisés et le droit du travail, démantelé) ; depuis la crise financière de 2008, le néolibéralisme est dans une fuite en avant et s’attaque maintenant au cœur du système : la sécurité sociale, avec les conséquences que l’on sait : une crise multidimensionnelle, économique, sociale, politique, géopolitique, environnementale.
Ça c’est pour le constat. La première proposition, c’est simple : l’Etat social n’est pas le problème mais la solution aux défis qui sont devant nous. Deuxième proposition : il doit être redéployé pour rencontrer les nouveaux défis civilisationnels : la robotisation et informatisation de l’économie ; le « mur » climatique et environnemental ; l’évolution des modes de vie (égalité homme/femme et vieillissement de la population) ; et les migrations et l’internationalisation des échanges.
Les auteurs-rices proposent de refonder un nouveau pacte social et écologique à la lumière de ces enjeux sociétaux contemporains. Ce pacte devrait être structuré par sept principes fondamentaux :
- La solidarité pour la cohésion sociale : renforcer les liens entre individus plutôt que de monter des groupes de population les uns contre les autres ;
- La démarchandisation : contrer la recherche de profit dans tout ce qui est essentiel à l’émancipation des individus ;
- La valeur-travail et les statuts protecteurs : protéger tous les types de travailleuses/eurs par une législation du travail solide et obligatoire dans tous les secteurs d’activité ; mieux répartir le temps de travail entre l’ensemble des citoyen-ne-s
- L’intérêt général : lutter contre la privatisation des services publics car l’intérêt général doit primer sur le simple jeu des intérêts individuels ;
- Le développement durable par la régulation de l’économie : réguler l’activité économique pour préserver la planète, par exemple ne plus accepter qu’une entreprise abatte une forêt pour s’étendre
- La justice sociale via la redistribution des richesses : retrouver la maîtrise de la fiscalité pour investir les richesses produites en faveur de la collectivité ;
- La démocratie à travers la concertation sociale : maintenir et renforcer les négociations entre le patronat, les syndicats et l’État. Ce dernier n’est pas tout-puissant dans la gestion de la Sécu !
L’Europe du XXIème siècle sera social et écologique. Les conditions sont-elles en cours de constitution ?
Depuis les années 80, la vague néolibérale de Ronald Reagan et Margareth Thatcher, qui s’est implantée un peu partout en Occident, a mis à mal les principes fondamentaux de justice, de cohésion et de concertation sociale qui scellaient le pacte. Aujourd’hui, la domination des lobbyistes du marché économique a atteint son comble en Europe et dans le monde. Le modèle économique productiviste mis au service d’une logique d’accumulation aveugle est à l’origine d’une profonde crise civilisationnelle.
Il est un fait qu’on ne peut pas nier : l’augmentation de l’extrême droite est un peu partout en Europe ainsi que la montée du scepticisme pour l’UE comme l’illustre le cas du Brexit sont la résultante de cette domination économique dévastatrice. Thomas Piketty montre bien dans son Manifeste pour la démocratisation de l’Europe à quel point se dessinent des États « forteresses » d’un côté, et de l’autre des États défenseurs de la concurrence économique. La montée des inégalités et du sentiment d’abandon des classes moyenne et populaire sont foncièrement liés à ces phénomènes. Les « gilets jaunes » ne font que confirmer notre diagnostic. Annoncé dès 2015 pour redonner un élan à l’Europe sociale, le socle européen des droits sociaux a été proclamé par le Parlement européen, le Conseil et la Commission européenne à l’occasion du Sommet social de Göteborg de novembre 2017. Mais il faut aller plus loin : un vrai traité de convergence sociale et fiscale « par le haut ».
Alain Coheur
Directeur des Affaires européennes et internationales
Union Nationale des Mutualités Socialistes