Détachement des travailleurs : le plombier polonais enjeu des élections européennes
A l’approche des élections européennes qui se dérouleront du 22 au 25 mai 2014, le statut du travailleur détaché s’invite au cœur des premiers débats. La polémique s’étoffe de mois en mois, voire fait rage, entretenue par les confusions entre « directive Bolkestein » – celle-ci n’a jamais été votée en son projet originel, loin s’en faut – et directive détachement de 1996. A cela s’ajoutent les tentatives de repli national et de remise en cause de la libre circulation des personnes, le travail clandestin, la fraude sociale, etc.
- Des faits
Venons-en aux faits, trop peu rappelés. La directive actuellement en vigueur concernent les travailleurs détachés pour « une mission ponctuelle à l’étranger ». Ceux-ci sont considérés comme « détachés » s’ils travaillent dans un Etat membre de l’UE parce que leurs employeurs les envoient provisoirement poursuivre leurs fonctions. Ainsi, un prestataire de services peut remporter un contrat dans un autre pays et décider d’envoyer ses employés exécuter ce contrat sur place. Cette catégorie ne comprend pas les travailleurs migrants qui se rendent dans un autre Etat pour y chercher un emploi et y travailler.
Pour garantir la protection dans toute l’Union européenne des droits et des conditions de travail d’un travailleur détaché, et afin d’éviter le « dumping social », la législation de la Communauté européenne a établi un ensemble de règles obligatoires relatives aux conditions de travail d’un travailleur détaché dans un autre Etat membre. Ces règles doivent refléter les normes appliquées aux travailleurs de l’Etat membre d’accueil.
- Des contournements manifestes
Toutefois, les charges sociales appliquées sont celles du pays d’origine. Ce qui concrètement permet à un employeur d’employer des travailleurs à moindre coût dans des pays aux charges sociales bien plus élevées.
En revanche, le salaire et les conditions de travail de l’employé détaché relèvent des règles du pays dans lequel il travaille. Un travailleur détaché en France doit donc toucher au moins le smic.
Le contournement des règles s’accroît en France, comme dans tous les Etats européens. Il se diffuse dans le bâtiment et dans de nombreux autres secteurs tels l’agriculture et l’agro-alimentaire. Il est constaté sur l’ensemble du territoire, et se manifeste par des montages frauduleux de plus en plus sophistiqués.
Ainsi il peut apparaître surprenant que d’une part la très grande majorité des déclarations de détachement concernent des ressortissants de pays d’Europe centrale et orientale ainsi que du Portugal, que d’autre part le premier pays d’origine des déclarations de détachement établies par les entreprises soit le Luxembourg.
Rappelons que le Grand Duché compte 530.000 habitants dont 44% de nationalités étrangères. Ces chiffres sont à rapprocher aux statistiques du ministère français des affaires sociales comptant 220.000 salariés détachés et aux estimations du même ministère portant ce chiffre à plus de 300.000 (à comparer au chiffre de l’année 2000 qui en recensait 7.495). Les entreprises d’intérim établies à Luxembourg déploient leurs activités principalement en Allemagne, qui comptait au total 311.000 détachés en 2011, là où la Belgique, en avait 125.000et la France 144.411 (quelle progression !). Ces agences de travail, temporairement recrutent aussi des « nationaux », ce sont 13% des détachés recensés qui sont… Français, et qui pour bon nombre n’ont jamais « mis les pieds au Luxembourg ! »
- Les institutions européennes et les gouvernements en ébullition
Le Conseil des ministres des affaires sociales du 9 décembre et le Conseil européen des 19 et 20 décembre ont ce sujet comme un point essentiel de leurs ordres du jour.
Jusqu’alors une majorité d’Etats, dont l’Allemagne et la France, appuyée par le Parlement européen, veulent renforcer les contrôles et lutter contre les dérives surtout générées par la « cascade » des sous-traitants. Mais ils ont dû faire face à une opposition menée par le Royaume-Uni et la Pologne jusqu’au Conseil du 9.
La première divergence porte sur les moyens d’encadrer les mesures de contrôle et d’exigences administratives afin de les adapter aux « formes changeantes de fraude sociale, de pratiques, de dumping social et d’emploi injustifié de travailleurs détachés » La présidence lituanienne a tenté un compromis sur cet aspect.
Concernant la chaîne des sous-traitants les positions sont nettement plus tranchées. Soit tous les Etats membres auraient obligation d’instaurer le principe de la responsabilité conjointe et solidaire (proposition de la France et de l’Allemagne, avec huit autres Etats), soit cela se ferait sur une base volontaire (proposition de compromis de la présidence, soutenue notamment par la Pologne et le Royaume-Uni). Ce principe existe aujourd’hui dans les huit Etats membres (France, Finlande, Autriche, Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Italie et Espagne). Le dernier compromis qui a été mis sur la table propose que ce principe soit obligatoire, mais uniquement dans le secteur du bâtiment, sous certaines conditions. Comme l’a fait remarquer le Ministère belge du Travail, « il est bien évident qu’un consensus ne pourra jamais être engagé sur le principe d’une responsabilité solidaire et conjointe dans l’ensemble des secteurs ». L’idée soutenue par ces dix pays, avec le soutien du Danemark, de la Suède et de la Finlande, « est donc de prévoir une responsabilité solidaire obligatoire dans le secteur de la construction, et ce pour ce qui concerne le rapport entre le donneur d’ordre et son cocontractant direct ». Dans cet esprit les Etats membres auraient la liberté de prendre des mesures plus strictes.
Notons enfin l’inquiétude manifestée pat le président Barroso qui a rappelé la France au « réalisme ». Le Conseil des ministres du travail du 9 décembre s’est enfin soldé par un accord. Celui-ci, dû au ralliement de la Pologne au bout d’une négociation marathon, satisfait les demandes portées par la France et une douzaine de ces partenaires, particulièrement la Belgique, l’Italie et l’Allemagne. Reste à apprécier le texte de la directive suite à ce Conseil et bien entendu aux transpositions nationales qui s’ensuivront puisqu’il ne s’agit pas d’un règlement applicable à tous dans les mêmes termes.
- Faire aimer l’Europe
Le détachement abusif des travailleurs est aujourd’hui un ferment de divisions des peuples, un risque de périls. Les abus constatés doivent être sévèrement corrigés sans que cela d’ailleurs entame la libre circulation des travailleurs, liberté fondamentale et utile.
A la veille des élections européennes où les craintes des dérives populistes sont fondées, il est grand temps de se donner pour devoir, de faire aimer l’Europe aux peuples qui en désespèrent et à ceux qui comme les Ukrainiens en voient une source de liberté.