Géographe et consultant pour les collectivités territoriales, Christophe Guilluy est depuis plusieurs années l’auteur d’essais très commentés. Si certaines thèses développées dans ses ouvrages sont très discutées dans le champ universitaire, son concept de « France périphérique » connait pour sa part une certaine fortune dans la sphère médiatique comme chez de nombreux responsables politiques. Dans son dernier ouvrage paru chez Flammarion No Society : La fin de la classe moyenne occidentale, le géographe livre son analyse de la vague populiste qui affecte les sociétés occidentales. Pour lui, c’est le renoncement au bien commun des élites occidentales qui explique la défiance croissante des classes populaires envers « le monde d’en haut ». A la leur de la crise des gilets jaunes, son propos, volontiers polémique, relève sur de nombreux aspects d’une réelle pertinence.
En 1996, paraissait à titre posthume La Révolte des élites et la trahison de la démocratie du sociologue et anthropologue américain Christopher Lasch (1932-1994). Dans cet ouvrage, l’un des penseurs majeurs du capitalisme contemporain faisait le constat d’un isolement croissant des élites, peu soucieuses des préoccupations du citoyen ordinaire.
Pour Lasch, cet isolement a pour conséquence un affaiblissement des idéaux civiques et démocratiques dans les sociétés occidentales. Un des éléments marquants de la pensée du sociologue réside dans le fait que la mobilité sociale est devenue, à l’ère du capitalisme financier, une affaire de mobilité géographique.
Se revendiquant de la pensée de Lasch, Christophe Guilluy analyse depuis une vingtaine d’années les fractures au sein de la société française. Initialement connu pour avoir analysé le phénomène de gentrification au sein des grandes métropoles, ce sont ses recherches sur les antagonismes entre les grands centres urbains et leurs périphéries qui font aujourd’hui l’objet de nombreuses publications. Forgé en 2014 à l’occasion de la sortie du livre éponyme, son concept de France périphérique est particulièrement repris dans les médias pour décrire la relégation des catégories populaires (salariés, petits chefs d’entreprises, précaires) en dehors des grands centres urbains.
Dans son dernier ouvrage « No Society : La fin des classes moyennes occidentales », Guilluy continue son implacable dénonciation des travers de la mondialisation et de la sécession des élites occidentales. Pour le géographe, « la rupture du lien, y compris conflictuel, entre le haut et le bas, nous fait basculer dans l’a-société ». Les succès de Donald Trump, du populisme en Italie ou encore du Brexit ne sont que la conséquence d’un modèle – la dérégulation économique, l’intégration européenne à marche forcée, la destruction du lien social couplée au développement du communautarisme – qui ne fait plus recette aujourd’hui parmi les classes populaires. De nombreuses cartes à l’appui, Christophe Guilluy défend l’idée que les classes populaires, qui constituaient hier le socle de la classe moyenne occidentale, vivent à l’écart des territoires qui créent de l’emploi.
C’est dans ces territoires, en France comme aux Etats-Unis, que la dynamique populiste concentre l’essentiel de sa puissance.
Divisé en trois parties, l’ouvrage défend notamment l’idée d’une « insécurité culturelle » ressentie parmi les milieux populaires devant des flux migratoires présentés comme « non maitrisés. » C’est peut-être cette partie de l’analyse de Guilluy qui pose le plus de problèmes et aussi le plus de critiques dans le champ universitaire. En présentant les banlieues comme des territoires centraux des métropoles au détriment de leurs lointaines périphéries, l’auteur semble éluder la grande fragilité sociale dans les quartiers populaires où sont concentrées d’importantes populations immigrées.
« No Society » : la société n’existe pas. En 1987, Margaret Thatcher prononce ses mots qui, parmi d’autres citations, ont accordé à la « Dame de fer » une certaine postérité dans les élites occidentales. L’essai de Christophe Guilluy est d’une grande pertinence dès qu’il s’agit d’évaluer les dégâts sociaux, politiques et culturels au sortir de 40 ans de politiques néo-libérales en Occident. Les classes populaires manifestent aujourd’hui leur besoin de préserver leur capital social (Etat-providence) et culturel devant les tenants d’une société ouverte et multiculturelle. Loin d’être un manifeste de ralliement à des mouvements réactionnaires, son propos, s’il mérite d’être critiqué, n’en est pas moins intéressant pour apporter une réponse aux fractures qui opposent aujourd’hui le monde d’en haut aux catégories populaires.
Camille Boucher