Dans le cadre du mouvement réclamant un référendum d’initiative citoyenne, nous avons choisi de partager un autre regard sur la question, un regard venant d’un autre pays d’Europe rompu au système de référendum : la Suisse. Metin Arditi, écrivain et représentant de la Suisse à l’UNESCO, explique dans l’article ci-dessous ce qu’est le système de référendum d’initiative populaire en Suisse et c’est avec son accord que nous vous le faisons découvrir :
Au sujet du très helvétique référendum, que d’étonnants commentaires. «Dès qu’il est question d’un référendum populaire, Hitler et Mussolini ne sont pas loin», affirme un célèbre metteur en scène. «Avec la démocratie directe, il y a un risque de tyrannie de la minorité sur la majorité», avertit un éditorialiste réputé. «Un référendum d’initiative populaire commence toujours en Suisse par une question de gauche», croit savoir un membre du Conseil d’État (alors que les référendums les plus retentissants – en 1970 contre l’emprise étrangère, en 2009 contre les minarets, en 2014 contre l’immigration, en 2018 pour l’autodétermination – étaient tous issus de la droite). «Les thèmes de votations sont très souvent le fait de quelques cliques affairistes», affirme un grand personnage de l’État. Enfin, l’un des plus respectés constitutionnalistes français se déclare opposé au référendum car «la France n’est pas la Suisse», peuple dont il admire «la sagesse».
Pitié… Le Suisse n’est pas un paysan appenzellois, habillé en costume traditionnel, boucle d’or à l’oreille, qui fume paisiblement sa vieille pipe en surveillant son troupeau de vaches. La Suisse est un pays tendu de contradictions, de cultures fortes et de conflits. Les référendums y sont soumis à des règles strictes. Quant à ses citoyens, ils peuvent se montrer aussi batailleurs que d’autres (en toute amitié, je ne voudrais pas réveiller le douloureux souvenir de la bataille de Morat, où 1500 soldats Helvètes ont mis en déroute les 20 000 hommes de Charles, duc de Bourgogne opportunément surnommé le Téméraire…).
S’il arrive au peuple suisse de faire preuve de sagesse, le contraire se révèle vrai aussi, et il est à cet égard logé à la même enseigne que beaucoup d’autres. Les exemples abondent. Le plus dévastateur parmi les plus récents a été l’acceptation, le 14 février 2014, d’un texte «anti-immigration» proposé par l’UDC, parti de droite, qui a eu pour effet d’exclure de coopérations européennes un grand nombre de projets de recherche. Cinq ans plus tard, le problème reste aigu. On ne saurait être moins sage.
Pourtant, le système fonctionne, et même bien. Plusieurs textes excessifs ont été balayés en votation populaire. Il n’y a eu, en Suisse, ni de Hitler, ni de Mussolini, ni de main mise de minorités sur une majorité. Et les référendums ne sont pas le fait d’une «clique d’affairistes».
«Ah, me dit un ami parisien, c’est parce que la Suisse est pays de consensus! En France, cela ne marchera jamais!» La réalité est moins simple. La Suisse n’est pas un pays plus consensuel qu’un autre, au sens où le mot signifie qu’il y a accord sur un sujet précis. Le mot prend ici une tout autre signification. Il y a accord sur le fait qu’il convient de débattre. Il y a consensus sur le processus. Le référendum impose son rythme. Il est lent, forcément. Les discussions seront approfondies, étalées dans le temps. Elles se feront, non pas dans une perspective de Café du Commerce, mais dans un cadre structuré, avec, en dernier lieu, un vote formel. La psychologie du consensus, très subtile, ne consiste pas à mettre tout le monde d’accord, ce serait impossible. Elle permet à chacun de se sentir partie prenante. De se convaincre que son point de vue a été pris en compte. Si la décision finale ne va pas dans le sens qu’il souhaitait, il aura eu son mot à dire. Il en sera apaisé. Le propos du consensus n’est donc pas d’éliminer les disparités, il est de les affronter. Sa grande valeur est l’occasion qu’il offre à chacun de participer au débat. De ne pas avoir le sentiment d’être citoyen de seconde zone, obligé de porter un gilet voyant pour être pris en compte. Le vrai mérite du référendum aura été de favoriser l’union nationale.
Y aura-t-il risque d’abus? Bien sûr, mais moins que ce que l’on pourrait craindre. Toute initiative est soumise au peuple. Le mot de la fin revient au Souverain. Parler de tyrannie d’une minorité n’a donc pas de sens. Et puis, en cas d’échec d’une initiative, la loi existante se trouve d’autant plus légitimée. De quoi faire réfléchir les initiants.
Il arrive aussi qu’ait lieu un véritable miracle. En 2016, le référendum «Pour la sortie programmée de l’énergie nucléaire», avait déclenché de féroces débats. Après acceptation par le peuple, il n’y eut pas l’ombre d’une mauvaise humeur. Le surlendemain du vote, on pouvait encore trouver un ou deux articles dans la presse. Le jour d’après, l’histoire était entendue.
Je pense à Constantin Cavafis, à son poème intitulé «Ithaque», qui commence ainsi: Lorsque tu t’embarqueras pour Ithaque, Souhaite que le chemin soit long, Riche de découvertes et d’enseignements.
En définitive, pour l’Odyssée d’Ulysse comme pour les référendums, ce qui importe, ce n’est pas la destination. C’est le voyage.
Article « Le retour d’Ulysse », de Metin Arditi, paru dans La Croix le 31 décembre 2018